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Quand l’innovation est créatrice d’emplois


Ludovic Le Moan - Fondateur et CEO de Sigfox
Joseph Aloys Schumpeter
Joseph Aloys Schumpeter

Lorsqu’on parle d’innovation, la notion de destruction créatrice, chère à Schumpeter, se présente spontanément à l’esprit. Avec l’essor de l’intelligence artificielle, beaucoup craignent que l’automatisation de la chaîne de production aboutisse à supprimer des emplois. Les classes moyennes et ouvrières des pays occidentaux, déjà malmenés après une trentaine d’années de mondialisation de l’économie, se trouveraient précarisées encore davantage. Or, dans le concept de « destruction créatrice », on oublie trop vite l’idée de création. Comment l’innovation pourrait-elle créer des emplois?

La deuxième révolution industrielle donne lieu à de nouvelles formes de travail

En 1880, beaucoup subviennent à leurs besoins par l’agriculture. Mais, celle-ci reste tributaire du climat. Quelques jours de sécheresse peuvent anéantir une année entière de travail. C’est pourquoi de nombreux paysans quittent leur terre pour rejoindre de plus grands centres urbains où le salariat procure des revenus financiers plus constants. De la deuxième révolution industrielle, on retient souvent ses technologies — l’électricité, la radio, la mécanique. Mais, elle fait émerger aussi de nouvelles formes de travail.

Quel travail pour la troisième révolution industrielle?

De quelle manière les technologies avant-gardistes de notre époque peuvent-elles esquisser des modes de production novateurs ? Voici une question que j’avais évoquée avec Ludovic Le Moan, cofondateur de Sigfox. Il m’avait présenté son projet « Data Job Platform ». J’ai revu Ludovic pour que nous puissions en parler plus concrètement.

Je me permets de résumer l’idée principale en quelques lignes : aujourd’hui, le nombre d’objets connectés ne cesse de croître. On en dénombre 26 milliards et Statistica table sur 75 milliards d’ici 2025. Bien évidemment, la définition même de ce que c’est qu’un objet connecté nourrit bien des controverses.

  • Pour certains, un Smartphone appartient à la famille des objets connectés ;
  • Pour d’autres, un objet connecté se réduit à un objet physique disposant d’une connexion à Internet mais sans processeur en propre.

La « Data Job Platform », une ébauche du travail du futur qui devrait créer des emplois

Quelle que soit la définition retenue, le nombre d’objets connectés devrait croître dans les années qui viennent. Or, voici que ces milliards d’objets requiert chacun un entretien : installation, maintenance, réparation et désinstallation. Ceci laisse imaginer le potentiel de création d’emplois.

Ces objets connectés sont équipés d’une alarme pour signaler un incendie, une intrusion, une chute de personnes âgées. Or, dès qu’une alarme retentit, quelqu’un se doit de se rendre sur les lieux pour comprendre ce qu’il se passe et « lever le doute ». Imaginons un cas concret : mes parents habitent au Havre mais moi je me trouve à l’étranger en déplacement professionnel. Maintenant, supposons qu’un jour, ils chutent. Équipés d’un bracelet ou d’un « panic button », ils appuient sur le bouton. Qu’est-ce que je fais ? J’appelle autour de moi ? Je prends l’avion et je parcours 1000 km pour voir ce qui s’est passé ?

Grâce à « Data Jobs », je disposerais d’une plate-forme qui signalerait qu’un problème est arrivé. Et moi, je consens à payer 10 € à celui qui vérifie. « Data Jobs » publie une demande d’intervention. Un certain nombre de producteurs se situe à proximité de la résidence de mes parents. L’un d’entre eux accepte la mission et se rend sur place. Il s’aperçoit que c’est une fausse alerte. Mes parents vont bien.

Le producteur peut opter entre deux types de rémunérations

À ce moment-là, le producteur perçoit les 10 € en quasi-intégralité. En effet, couvrir les frais de fonctionnement du système suppose de prélever 1 % ou 2 % du montant de l’intervention soit 0,10 € ou 0,20 €. Autrement dit, l’opérateur touche 9,8 ou 9,9 sur les 10 € que le client a déboursé.

L’ensemble des comptes de « data jobs » sont publiés sur Internet selon une démarche transparente (« fully transparent ») hébergé sur un site. org. Car, l’organisation reste « non-profit » ; elle ne recherche pas de profit. De ce point de vue là, « Data Jobs » reste très différent d’Uber. Ce dernier ne s’approprie-t-il pas un tiers et parfois même davantage des revenus du producteur ?

Maintenant, on peut imaginer deux scénarios de rémunération :  

  • Celui-ci peut percevoir l’intégralité des revenus versés moins les frais de fonctionnement de la plate-forme. Il s’agit ici des 9,9 ou 9,8 euros évoqués.
  • Sinon, dans un autre cas de figure, le producteur ne touche que 70 % de la somme en question, soit sept euros. Les 30 % restants sont placés dans un fonds qui finance la sécurité sociale et la retraite. Comme le système s’étend à l’ensemble des objets connectés du monde, les retraites et sécurités sociales affichent une couverture mondiale. Ils concernent tous les producteurs de « Data Jobs » du monde. Il s’agit d’une mondialisation de la couverture sociale, pour ainsi dire.

Enfin, le producteur, à l’inverse du salarié, n’est pas soumis à une contrainte présentielle. Si son besoin financier pour le mois qui vient s’établit à 2000 €, alors, il travaille pour cette somme-là. Une fois que celle-ci est atteinte, il ne travaille plus jusqu’au mois suivant. En revanche, s’il souhaite générer davantage de revenus alors, il traite pour 2500 ou 3000 € de données. Là où le salarié est contraint à la présence sur le site de son employeur, quelle que soit la réalité de sa charge, le producteur de « Data Job » module son effort selon son besoin de rémunération.

« Data Job » aide les entreprises à baisser leurs coûts opérationnels tout en bénéficiant à la collectivité

L’exemple cité ci-dessus peut tout à fait s’appliquer à des grandes entreprises. On suppose ici que Total a équipé son appareil de production d’objets connectés. Un jour, une alarme retentit dans sa centrale à Dunkerque. Avec l’augmentation exponentielle des objets connectés, le nombre d’alarmes devrait également augmenter. Comment traiter cette nouvelle charge de travail ? Avec la plate-forme « data jobs », les acteurs industriels pourront bénéficier d’actes ponctuels, au moment précis où le besoin se manifeste.

« Data Job » permet un gain de liberté et de pouvoir d’achat

Maintenant, regardons comment « Data Job » peut bénéficier aux producteurs.

À l’heure actuelle, une personne au SMIC perçoit de l’ordre de 1500 € par mois, ce qui revient à un salaire journalier de 75 €. Supposons qu’elle effectue une dizaine d’interventions quotidiennes. Une telle intervention nécessiterait une rémunération de 7,5 € par acte.

D’où, la question suivante pour Ludovic :

  • Quel cas d’usage peut-on imaginer ?
  • Quelle équation économique ? Peut-on trouver des services qui permettraient d’augmenter la satisfaction des clients tout en réduisant ces coûts ?
  • Et comment estimer le marché adressable pour la France et plus généralement pour le monde ?

Les cas d’usage de « Data Job » et l’équation économique

De manière générale, Ludovic estime que la valeur de la donnée équivaut au montant que le client est prêt à dépenser pour l’acquérir moins le coût de production de la donnée. D’où :

Modèle de valorisation des données et big data
Modèle de valorisation des données et big data

À partir du moment où l’on parvient à produire une donnée à un coût inférieur au prix que le client est prêt à payer, alors, on tient l’idée d’un business. Comment évaluer la propension à payer du client ? Comme je l’explique dans mon dernier livre, d’identifier ce qu’il débourse dès à présent pour obtenir la donnée en question s’avère nécessaire.

Après cela, Ludovic m’a parlé de plusieurs cas d’usage.

Premier cas d’usage : services aux personnes âgées

Dans le premier cas d’usage, il s’agirait de proposer des services à destination des personnes âgées. On leur donnerait un outil connecté qui permet de signaler un événement inhabituel ou un accident, comme une chute. En 2008, plus de 5000 personnes tombent mortellement en France. Si l’on pouvait intervenir avec célérité, on apporterait un soin rapide tout en réduisant les complications dont elles peuvent faire l’objet par la suite. On voit bien ici qu’une telle proposition de valeur baisse les coûts de santé tout en créant une nouvelle activité économique autour de l’assistance aux personnes âgées.

Second d’usage : la réparation des trottinettes en libre-service

Dans le second cas d’usage, on envisage de réparer les trottinettes en libre-service qui font fureur aujourd’hui dans les métropoles, notamment à Paris.

Nombre d’entre elles présentent des dysfonctionnements. Signaler le besoin de réparation permettrait de précipiter quelqu’un sur les lieux afin d’effectuer l’entretien nécessaire et diminuer le risque d’accident. Bien évidemment, aujourd’hui, les acteurs du marché proposent déjà des réparations. Mais l’idée de Ludovic, c’est d’imaginer une nouvelle manière de produire ce service pour réduire les délais et les coûts tout en augmentant la qualité. De ce point de vue là, équiper l’ensemble des trottinettes d’un objet connecté pour récolter de la donnée sur leur état de fonctionnement fournirait des informations pertinentes et… en temps réel.

Troisième cas d’usage : récolter des poubelles

Dans le troisième cas d’usage, Ludovic imagine une nouvelle manière de récolter les poubelles en milieu rural. Aujourd’hui, la procédure est confiée à de grands industriels qui maximisent les économies d’échelle. Ces derniers s’équipent d’immenses camions qui sillonnent villes et villages, selon un calendrier précis et planifié par avance.

Mais, la procédure actuelle comporte de nombreux désavantages :

  • Ces camions bloquent parfois les routes et entraînent des embouteillages
  • L’intervention ne s’avère pas toujours pertinente dans la mesure où les poubelles se révèlent vides ou, au contraire, pleines depuis trop longtemps.
  • Enfin, les véhicules parcourent de trajets conséquents du fait de l’éloignement du centre de déchet.

Dans ce contexte, Ludovic imagine un nouveau procédé. Chaque poubelle se verrait équipée d’un objet connecté. Les habitants pourraient, en appuyant sur le bouton en question, la signaler. À ce moment-là, un résidant à proximité se chargerait de la ramasser. Cette manière de procéder esquisse une chaîne de production très différente. L’effort est réalisé localement sans que de longs trajets s’avèrent nécessaires. Au contraire, on cherche à faire émerger, des acteurs ponctuels, répartis à travers l’ensemble du territoire, afin de conduire une action ultra géolocalisée, très réactive, et répondant avec célérité à la demande exprimée.

Réseaux centralisés et décentralisés

Là où la centralisation oppose les grandes villes à la ruralité, ici, la distribution de la production redynamise les territoires périurbains.

Quatrième cas d’usage : la livraison

Enfin, le quatrième cas d’usage porte sur la livraison à domicile. Il s’agirait, ici, dans l’esprit de Ludovic, de créer une nouvelle génération de bureaux postaux. Dans un immeuble particulier, des distributeurs comme Amazon, la Fnac, ou d’autres, pourraient déposer les biens commandés. Ensuite, les habitants des villages se rendraient dans cet immeuble connecté pour récupérer leurs achats.

Cinquième cas d’usage : l’entretien des panneaux solaires

Enfin, le cinquième cas d’usage porte plus particulièrement sur l’entretien des panneaux solaires. Une étude récente montre que lorsque la poussière s’accumule le rendement énergétique diminue de 25 %.

La perte économique annuelle s’avère donc conséquente. Dans ce contexte, on peut tout à fait imaginer une tâche consistant à nettoyer les panneaux solaires afin de s’assurer que ceux-ci offrent le meilleur rendement possible. Trouver un prix d’intervention adéquat s’annonce déterminant.

Créer le Github de l’ingénierie financière

Mais, le plus original dans la démarche de Ludovic porte sur l’élaboration de l’équation économique. Il va de soi que, si le client doit s’acquitter d’un prix supérieur à ce qu’il paye déjà, alors, il risque de se détourner de la « Data Job Platform ». On n’imagine pas un maire souscrire à l’offre de récolte de poubelles si le prix est plus élevé que ce qu’il débourse déjà aujourd’hui. Comment trouver l’équation économique ? Selon Ludovic, mettre en ligne un site collaboratif — à l’image de Wikipédia ou Github — portant exclusivement sur l’élaboration d’équations économiques pertinentes s’annonce déterminant.

Process d’innovation propre à Data Jobs

Quoiqu’il en soit, une telle approche permet d’associer davantage d’individus à la troisième révolution industrielle. N’est-ce pas là une autre façon d’esquisser le futur du travail et de créer des emplois en grand nombre?

2 commentaires

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    • Guillaume Villon de Benveniste Auteur de l’article

      Salut Yann !
      Merci pour ton commentaire !
      Ok, je vais me renseigner sur la configuration du bouton partage pour me citer en RT.
      Many thanks my friend !
      Guillaume