Dans mon dernier livre intitulé : 1200 milliards sur la table : comment les prendre, créer des emplois, et faire de la France la Silicon Valley de 2030 ? (Michalon, 2018), j’adresse une lettre ouverte adressée au président de la République. Depuis, des innovateurs reconnus me font part de leurs impressions, notamment Louis Carle, Hervé Kabla, Mathilde Aubinaud et Patrice Bernard.
Aujourd’hui, Olivier Ezratty, consultant, auteur du blog Opinions Libres et de plusieurs rapports de référence – en particulier celui du CES et le Guide des startups – exprime ses convictions.
I/ Les difficultés culturelles
À l’école, l’erreur est punie
Dès l’éducation primaire, l’erreur est sanctionnée, ce qui nuit à la créativité et à l’expérimentation. Chacun a déjà entendu quelques-unes de ses phrases : « il n’y a pas 36 manières de faire les choses », « peut mieux faire », etc. L’enseignement en France forme au respect d’une norme. Or, l’innovation suppose de « penser en dehors du cadre ».
Une tradition de Recherche qui prône davantage la production de savoir que l’application de celle-ci
Encore très fonctionnarisée, la recherche ne vise pas tant à articuler l’invention avec une application industrielle mais plutôt à produire davantage de savoir. On peut trouver un tel objectif louable mais il nuit aux perspectives de développement économique. Olivier m’apprend en particulier que parmi les premiers financeurs de Google, on trouve notamment la DARPA mais aussi les professeurs de thèse des fondateurs de la firme de Mountain View.
La formation favorise l’endogamie, la reproduction des élites et nuit à l’hétérogénéité.
Très souvent diplômés des grandes écoles, les entrepreneurs perpétuent le système des élites françaises. Les projets qui en sortent demeurent remarquablement « sociocentrés ». Ainsi, beaucoup d’entrepreneurs visent à traiter des sujets d’étudiants :
- Comment rencontrer des femmes ? (les entrepreneurs sont majoritairement des hommes)
- Comment trouver un bar pour boire un coup ?
- Comment se faire raccompagner en fin de soirée ?
Il s’agit là de considérations très différentes de celles qui sont entretenues en Israël. Là-bas les entrepreneurs, âgés de 2 5 ou 28 ans, débutent leurs carrières de startupeurs à la fin de leurs services militaires. Ces derniers apportent une vision plus mature et s’attaquent à des problèmes qui concernent la « vraie vie ». En outre, l’enjeu consiste à se donner une perspective globale plutôt que nationale. Il s’agit — c’est d’ailleurs une thèse que je défends dans mon second livre — de viser la classe moyenne mondiale au plus vite.
Voici donc les obstacles culturels. Ils portent sur l’éducation, la recherche et le système de formation.
II/ Les difficultés de marché
Les clients français se révèlent difficiles
À cela s’ajoute que vendre des projets novateurs en France, notamment au sein du CAC 40 ou du SBF 120, relève toujours de la gageure. Mauvais payeurs, les clients français visent à préserver leurs rentes de carrière et rechignent à prendre des risques. Par conséquent, pour réussir l’innovation en France, la quitter s’avère paradoxalement nécessaire. Olivier cite notamment le cas de Dassault Systèmes, de Business Objets ou de Talend. À chaque fois ces startups se sont promptement développées aux États-Unis. On ne compte en vérité que Criteo qui a d’abord attaqué le marché japonais avant d’aller aux États-Unis. Mais, lorsque Criteo s’y est implanté, son président, Jean-Baptiste Rudelle y a déménagé avec sa famille pendant plusieurs années, comme il l’explique dans son livre On m’avait dit que c’était impossible (Stock, 2016).
Le cas de Dassault Systèmes reste particulièrement intéressant. Son plus grand client était Dassault Aviation en Europe, Airbus ne souhaitait pas travailler avec Dassault Systèmes parce qu’il ne voulait pas utiliser le même logiciel que l’un de ses concurrents. Dassault Systèmes est donc allé aux États-Unis. Son premier grand client était Boeing et son premier partenaire IBM. Aujourd’hui, Dassault Systèmes est leader mondial incontesté de son marché, la conception assistée par ordinateurs.
Les innovateurs ainsi que les décideurs ne tracent pas une perspective mondiale
En se reportant au rapport Villani sur l’intelligence artificielle, on peut y trouver de l’ordre de 135 mesures. Parmi celles-ci, on n’en dénombre 115 qui portent sur des enjeux français, ce qui n’en laisse qu’une vingtaine pour le reste du monde.
Autre exemple : dans le secteur de la santé, les startups ont potentiellement accès aux données de la CNAM. Il se trouve qu’en France, nous disposons de données de qualité en la matière sur les parcours de santé de tous les patients. Mais c’est une information qui n’est pas consolidée de la même manière ailleurs dans le monde. Les entrepreneurs du secteur devraient s’appuyer non pas sur des informations disponibles en France mais sur les éléments communs aux pays visés.
La fragmentation du marché européen du numérique
À ces écueils nationaux s’ajoute un obstacle bien connu de tous : l’inexistence du marché européen du numérique. Là où, les Américains et les Chinois peuvent s’appuyer sur un vaste marché domestique, les Européens ne disposent pas d’une telle ressource. Aujourd’hui, pour une startup française, ouvrir un bureau en Allemagne est tout aussi compliqué que d’en ouvrir un aux États-Unis. La tendance consiste à se développer aux États-Unis puisque le potentiel y est plus vaste. Mais ce faisant, la jeune pousse française devient rapidement plus américaine que française du fait de l’évolution de son chiffre d’affaires. Et la voici rachetée par un acquéreur américain, souvent bien trop jeune. Il faut donc apprendre à se développer aux USA puis dans le reste du monde et en Europe, tout en conservant son indépendance.
Les donneurs d’ordres éprouvent des difficultés à formaliser leurs besoins opérationnels
Enfin, il y a une autre difficulté liée au marché. Beaucoup d’innovateurs français peinent justement à formuler un besoin de marché. Du côté des derniers publics, Olivier explique d’ailleurs qu’il y a une différence très significative entre le fonctionnement de la DARPA et des nombreux systèmes d’aide à l’innovation en France et en Europe. La DARPA définit très clairement ce qu’elle veut, le plus souvent sous la forme de défis. Elle ouvre son concours à une multiplicité d’acteurs et retient celui qui le relève dans les meilleures conditions de performance et de sécurité.
À l’inverse de la DARPA, en France, l’État fait des appels à projets qui ne correspondent pas à des projets ! Il ne spécifie pas son besoin de façon concrète et opérationnelle. Ses appels à projets se transforment en distribution d’argent public.
L’autre déficit français est celui de la culture produit. Il provient entre autres choses des grands projets gaulliens. Ces derniers ont donné lieu à l’essor des entreprises de services du numérique (ESN). Dans ces organisations, on apprend le management de projet plutôt que le « product management ». Ce faisant, on fait l’impasse sur l’étude de marché et sur l’analyse financière. Cornaquées par les programmes d’innovation ouverte des grandes entreprises, celles-ci se transforment rapidement en simples sous-traitants du CAC 40.
Identifier un besoin partagé par des clients internationaux afin de concevoir un prototype relève encore d’un exercice délicat pour bon nombre de startupeurs. Pourtant, cette démarche permettrait de ne réaliser qu’un seul investissement significatif — celui de la fabrication du produit. Celle-ci serait amortie auprès d’un marché mondial. Il est d’ailleurs reconnu — j’en parle notamment dans mon dernier livre — que le modèle économique des produits, de la propriété intellectuelle et de la plate-forme offre un rendement du capital largement supérieur à celui des entreprises de services numériques (ESN).
Le quantique reste un merveilleux cas d’usage : il illustre à lui tout seul comment la France pourrait rater la prochaine révolution technologique qui s’annonce
Aujourd’hui, Olivier s’intéresse de près à l’informatique quantique. Pour lui, il s’agit d’une étude de cas en temps réel qui montre comment la France pourrait rater le coche… ou pas. Cette technologie, selon Olivier, c’est un peu l’intelligence artificielle de 2030. Et pourtant, la France affiche déjà un retard à l’allumage malgré des talents reconnus, surtout dans la recherche. La France est l’un des rares grands pays développé qui n’a pas formulé de projet industriel dans ce domaine futuriste. Les Anglais en ont ébauché un dès 2013. La Chine y investi $20B. Les Américains ont voté une loi de finance qu’il ne reste plus qu’à faire signer par le Président. En France, on note une absence de vision partagée. Pourquoi ?
En pratique, il manque surtout les compétences humaines pour faire émerger une filière en France, surtout dans le logiciel. Il n’y a quasiment pas d’enseignants alors que l’on en trouve déjà aux États-Unis. Partant de là, les entrepreneurs qualifiés demeurent rares et ceux qui désirent créer une startup pour tirer parti des potentialités de la technologie quantique se comptent sur les doigts de la main.
III/ Engager une triple action s’avère nécessaire : créer des produits mondiaux, encourager l’hybridation des compétences et mieux communiquer
Selon Olivier, on pourrait améliorer de manière significative notre performance en matière d’innovation en se fixant pour mission de créer des produits se donnant une ambition internationale. Cela suppose non seulement de promouvoir la transdisciplinarité universitaire mais aussi de développer des capacités d’analyse de marché. Acquérir une compétence qui se situe à la croisée des chemins entre le marketing et la technologie s’annonce déterminant. Mais cela demande de sortir d’une vision franco-française et d’être plus ouvert sur le monde. Enfin, la maîtrise de l’anglais s’avère nécessaire. Et puis, communiquer davantage se révèle essentiel.
En résumé, Olivier estime que concevoir des produits pour un marché mondial reste crucial. Cela suppose de multiples changements culturels mais aussi une évolution de l’écosystème de l’innovation.
À votre disposition pour parler de valorisation digne des enjeux
[…] revanche, le facteur handicapant des entreprises françaises face aux américains, c’est la taille de son marché. Le PIB des USA est 8 fois plus important que le PIB français. Une start-up qui se lance aux USA […]
[…] doute plus difficile que ce qu’on pourrait croire, a priori. J’en discutais récemment avec Olivier Ezratty, un consultant en innovation et blogueur réputé. Il m’informait que bon nombre de startups […]